Le Manoir

Etrange comment il s'était éclipsé aussi rapidement... Enfin, il devait être fatigué, raisonna-t-elle tandis qu'elle allumait le vieux four à bois.
Voyons voir... Ils étaient six - un déjeuner simple de deux poulets rôtis, de pain frais et de fromage en accompagnement devrait leur suffire, calcula-t-elle. Dans le doute, elle saisit également une tête de salade fraîche et une carotte afin d'improviser une salade d'accompagnement.
Quarante minutes plus tard, tout était prêt, les assiettes étaient mises, les verres remplis d'eau fraîche provenant du puits d'à côté et la cuisine sentait bon la volaille rôtie.
Erin essuya son front avant de sourire en voyant Scarlett débarquer.
- Tu découches enfin ?
- C'est l'odeur qui m'a attirée, répliqua-t-elle avec un petit sourire amusé. On la sent depuis l'escalier ! Puis faut dire que j'ai pas mangé de petit déjeuner...
- La faute à qui ?
- Chhht, tout le monde ne peut pas avoir ton genre de ténacité à la fatigue ! Enfin, merci pour le déjeuner ! On doit attendre les autres ou j'peux commencer ?
La démone roula doucement des yeux.
- Tu peux commencer par le pain et la salade, mais on attend pour le plat principal. Je nous ai pris des poires en dessert.

Remontant prestement les escaliers, Neal alla jeter un coup d'oeil dans sa chambre ; inchangé.
Il traversa le couloir pour aller toquer à la porte de la chambre d'Ezio. Plus étrange, aucune réponse.
Surpris, le vampire colla son oreille à la porte, mais n'entendit absolument rien, même pas un léger ronflement.
Il a du aller dans la chambre de Sammy, pensa Neal avant de se détourner, remontant lui aussi jusqu'à la chambre de leur ami.
Plus par reflexe que par réel besoin, il toqua à la porte avant de rentrer, accueilli d'un jappement de Buck, qu'Ezio s'empressa de museler de ses mains.
- Chut sale cabot ! Laisse Sammy dormir.
Etouffant un rire, Neal alla s'installer sur l'une des deux chaises de la chambre.
- Il ne s'est pas réveillé pendant mon absence ?
- Pas bougé, répondit Ezio en se rasseyant à ses côtés. T'étais où ce matin ? Je t'ai cherché pour le petit-déjeuné.
- Désolé, j'aurais dût laisser un mot ... Je suis allé faire des courses avec Erin.
Un mélange d'incompréhension et de suspision traversa le visage d'Ezio.
- T'as accompagné la démone ? Elle t'a forcé ?
Neal le détrompa immédiatement.
- Non, c'est moi qui lui ai proposé. Je préfère qu'elle ne nous voit pas comme des parasites, ça facilitera la situation, tu vois.
Peu convaincu, Ezio marmonna en jetant un coup d'oeil vers le lit de Sammy qui, malgré la discussion, ne se réveillait pas.

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Neal et Ezio restèrent dans la chambre de Sammy un moment, jouant distraitement aux cartes, discutant à voix basse de leur situation, ou plutôt celle de Sammy - rendue plus compliqué par son inimité avec Creepy.
D'un coup, Ezio releva la tête, reniflant l'air avant de sourire.
- Je crois que le repas est prêt, on réveille Sam' ?
Soupirant d'avance, Neal s'avança vers le lit et secoua l'épaule de son ami qui se contenta d'un vague grognement.
- Sammy. Viens manger.
Il fallut cinq bonnes minutes avant de le convaincre de se lever, et cinq de plus pour qu'il s'habille.
Il ressemblait encore à un mélange entre un épouvantail et un mort-vivant, mais au moins, il était debout.
Les trois vampires descendirent les escaliers, Sammy s'appuyant sur Neal pour soulager sa jambe blessé.
- Désolé de l'attente, s'excusa Neal.
Ezio leva les yeux au ciel, agacé par le comportement un brin lèche-botte de son ami.

En entendant trois paires de pas sur le sol de pierre de la cuisine, Scarlett releva la tête, suivie d'Erin. Presque machinalement, la plus jeune démone avait occupé ses mains à tresser en deux la longue chevelure de son amie - après tout, il avait fallu l'occuper pour qu'elle ne dévore pas tout - et elle retint un rictus amusé en voyant la drôle de bande que formait le trio.
- Enf-
- Scarlett.
Erin la fusilla du regard avant de sourire poliment aux trois nouveaux venus.
- Ce n'est pas grave, je comprends que ça a pris du temps vu la condition de Sammy. Scarlett, tu peux aller voir si Creepy viendra nous rejoindre ?
Rien qu'à la mention de son tout nouveau petit ami, son visage s'éclaira.
- Tout de suite, chef !
Elle repartit en coup de vent et Erin réprima un soupir.
- Servez vous comme vous voulez, il devrait y avoir assez pour tout le monde.
Et effectivement, la table, remplie à nouveau, avait fière allure. Il y avait dans un plat chacun deux gros poulets rôtis à souhait ; un saladier en verre délicat remplis d'une laitue fraîche, accompagnée de carottes râpées ; une grande cruche en terre remplie d'eau froide ; une grande miche de pain encore tiède et du fromage en tranches. Le tout aurait donné faim à n'importe qui.

Mal à l'aise et emprunté - enfin, surtout Ezio et Neal, Sammy n'étant pas assez réveillé pour se sentir mal à l'aise - les trois vampires s'installèrent à table.
Ezio parut le plus surpris du trio. La nourriture lui paraissait étrangement bonne. Peut-être que ces démons ne leur voulait pas réellement du mal. Peut-être que la situation les dérangeait autant qu'eux.
Enfin, ça semblait être le cas pour Erin, et puisqu'elle était la maîtresse de maison, ça devrait valoir pour les deux autres.
Sammy, redressa la tête, se frottant les yeux d'un air ensommeillé.
- Tu m'avais pas dit qu'on mangerait direct le déjeuné, se plaigna-t-il en regardant Neal qui se contenta d'hausser les épaules.
- J'ai juste dit qu'on allait manger. J'ai pas précisé quel repas. De toute façon, faut que tu avales un truc, ça serait pas bon que tu restes aussi longtemps sans manger.
Le vampire ne répondit pas. Il regarda d'un oeil morne l'un des poulets rôtis. Même de la viande ne le mettait pas en appétit. Il avait envie de sang, et rien d'autre.

Pendant que leurs 'invités de circonstance' s'installaient, Erin prit l'initiative de les servir - surtout pour ne pas rester bras ballants et silencieuse, puisque cela n'aurait fait qu'empirer la bizarrerie de la situation. Elle fit de son mieux pour servir à tout le monde une portion équivalente, mais s'interrompit dans la composition de sa propre assiette en voyant que Sammy semblait morne et sans appétit.
- Il y a un problème ? Pas d'appétit, ce n'est pas un bon signe, constata-t-elle d'un ton égal mais avec un regard inquiet.
Elle avait beau ne pas vraiment apprécier l'ancien assassin, il restait une personne sous son toit... et un ami de Neal. Aussi bien éviter les tragédies.

Sentant qu'on s'adressait, au moins en partie à lui, Sammy fit l'effort de décrocher son regard du coin de la table pour regarder - au moins pour quelques instants - Erin.
- Non, désolé. Je suis encore ... (Il chercha ses mots, peinant à formuler une réponse cohérente.) Patraque de la dernière bataille.
- Forcément, si t'avais pas accepté cette proposition stupide, intervint d'un ton accusateur, quoique sincèrement inquiet, Ezio.
Neal lui donna un coup de pied sous la table, pour le faire taire.
- Ezio. C'est pas le moment, vraiment. Laisse le tranquille.
Grommelant, le vampire retint néanmoins une autre remarque et se renfonça dans un silence buté.

Quelque chose dans l'animosité inquiète de la réponse d'Ezio la fit froncer des sourcils, mais elle se contenta de secouer la tête en réponse à Sammy.
- Tu n'as pas besoin de t'excuser... Dites moi juste si je peux aider en quelque chose, si des médicaments pourraient améliorer la situation, fit-elle doucement.
Elle s'assit et commença à couper sa cuisse de poulet, son ventre grondant silencieusement mais son esprit occupé par l'étrange dynamique qu'agitait le trio en face d'elle. Sammy semblait plus mal en point que ce qu'elle avait cru originellement, et Ezio... lui en voulait d'une décision risquée ?
Enfin, ce n'était pas de ses affaires, se reprit-elle. N'empêche que Neal dans ses réactions lui faisait penser un peu à elle et à sa façon de modérer Scarlett quand sa trop grande bouche pouvait envenimer des situations publiques délicates...
Encore heureux qu'elle s'était assise relativement loin d'eux ; au moins, ils auraient leur espace pour discuter sans qu'elle ne puisse les entendre. Sans Scarlett à ses côtés, cependant, elle ne pouvait s'empêcher de se sentir un peu mal à l'aise. Heureusement qu'elle réussissait à ne pas trop le montrer...

Sammy secoua lentement la tête.
- Merci, mais il n'y a pas grand chose que tu puisses faire pour m'aider. Ça finira par passer.
Il jeta un coup à Ezio qui détourna le regard, commençant à trancher sa viande sans plus regarder personne.
Neal soupira légèrement avant de commencer à manger à son tour.
C'était une situation plus que gênante, à ce stade.
Même les remarques des marchands, pendant les courses, n'étaient pas aussi gênantes.
- Et ... Scarlett ne redescend pas ? Demanda le vampire pour tenter de changer de conversation, et de déconcentrer Erin de l'état lamentable de Sammy et de la mauvaise humeur d'Ezio.

Erin se redressa légèrement en entendant Neal s'adresser à elle, en profitant pour corriger sa posture simultanément. Il semblait que lui aussi était suffisamment embarrassé par la situation pour vouloir y changer quelque chose...
- Scarlett est... Comment dire.
Elle marqua une pause et fit une moue discrète. Sa désapprobation pour sa relation vis-à-vis du démon se lisait aisément sur son visage d'habitude de marbre.
- ... un peu préoccupée par l'état de Creepy, alors je suppose qu'il n'a pas voulu redescendre et qu'elle a préféré rester le surveiller ou quelque chose du genre.
C'était dommage d'ailleurs car il n'y avait personne d'aussi doué qu'elle pour animer les discussions. Quoique, à bien y réfléchir, c'était un mal pour un bien ; au moins Creepy resterait en haut et éviterait de s'en prendre au vampire pendant ce temps.
- Je leur monterais leurs assiettes s'ils ne viennent pas dans dix minutes, finit-elle en haussant les épaules.
Alors quoi maintenant ? Essayer de nouer la conversation ? Avec Sammy amorphe et Ezio qui semblait lui en vouloir toujours (ce qui était compréhensible), comment diable pouvait-on débuter une conversation.
- ... Mais c'est gentil d'avoir demandé.
Bravo, Erin. Voilà qui remédie à la situation.

(grosse ambiance à cette tablée)

Neal hocha doucement la tête, piochant dans son assiette sans prêter grande attention à la nourriture et plus inquiet de trouver une réponse décente.
- La guerre n'a fait de cadeau à personne, apparemment, répondit-il en lançant immédiatement un regard d'avertissement à Ezio.
Le concerné ne réagit pas, même s'il n'en pensait pas moins.

Buck ayant suivi Sammy, et mis en appétit par l'odeur, arrêta de faire les cent pas devant la pièce pour venir s'asseoir à côté d'Ezio, le regardant fixement, les oreilles dressés.
Dérangé dans son repas, le vampire baissa la tête vers le chien.
- Même pas en rêve, c'est mon assiette. Va tenter ta chance avec Neal.
- Ne me renvoie pas Buck !
Trop tard, le doberman changea de coin de table, contournant Erin pour venir s'asseoir à côté du vampire qui essaya de l'ignorer.
- Tu pourras lui donner à manger après, intervint Sammy, forçant sur sa voix et son énergie pour se faire entendre.
- Je crois que tu vois pas comment il me regarde. On dirait qu'il va me manger.
Pour la première fois depuis le début du repas, un faible sourire étira les lèvres de Sammy qui donna un léger coup de coude à son ami.
- Tu ferais un super en-cas, il choisit bien.
La réplique eut le mérite de faire rire Ezio, et soupirer Neal, amusé malgré lui.

(Erin a beaucoup de points forts mais sociabiliser n'en est pas un)

L'arrivée du chien parmi eux fut comme un soulagement général, et pour la première fois depuis leur arrivée dans la cuisine, elle s'autorisa un sourire. Buck se prouvait déjà utile ; s'il ne la détestait pas, elle lui aurait bien tendu un peu de blanc de poulet.
- Il y a des os de boeuf dans la chambre froide à l'arrière, signala-t-elle. Si jamais ça pouvait l'intéresser, et éviter de faire plus de victimes...
Son assiette à moitié vidée, elle regardait la scène avec un mélange d'amusement et d'appréhension.
Se lissant pensivement le bout d'une de ses tresses, elle se fit la réflexion qu'elle n'avait pas vu Toffee depuis un moment. Pourvu qu'il aille bien.

(rip)

- Oh, des os de boeufs, c'est bien, réagit Sammy, encore un peu ralenti, quoique manifestement plus réveillé qu'au début du repas. Mais il en aura après.
Il se pencha en arrière pour regarder Buck qui continuait de fixer Neal, en espérant une soudaine clémence.
- Il a pas l'habitude de mendier à table normalement. Buck !
Le doberman réagit à son nom et tourna la tête vers Sammy.
- Dehors, gros tas.
Il claqua des doigts en désignant la porte.
Le chien geignit, tourna deux fois sur lui-même avant d'aller s'allonger devant la porte, quoique à l'extérieur, affectant un air plus attristé que la situation ne le méritait.
Sammy secoua la tête, amusé par le caractère de son chien et s'efforça de finir son assiette.
L'une des infirmières lui avait que l'envie de sang était moins pressante quand on avait l'estomac rempli, autant suivre ses conseils.

(Quelques heures plus tard...)

La journée avait été chargée pour la démone. Après s'être occupée de la vaisselle, jeté les restes au compost et vérifié que le doberman ait bien été nourri, retrouvé Toffee - et un reste de souris - et rangé autour d'elle, elle était presque aussi fatiguée qu'au retour d'une bataille, blessures en moins.
Puis il avait fallu immédiatement se mettre aux fourneaux pour faire le dîner, un grand gratin dauphinois qui avait rencontré un certain succès malgré un dîner rendu tendu par la présence de Creepy talonné de près par sa compagne. Au moins, cette fois, Scarlett était là pour assister à la deuxième vaisselle.
- Ce qu'il fait froid ici en soirée... marmonna la petite démone en essuyant la dernière assiette.
- Je vais allumer la cheminée du salon, ça aidera au moins un peu.
Immédiatement, les grands yeux bleus de Scarlett s'allumèrent.
- Mais bien sûr, la cheminée !
- ... Oui...?
- Voilà comment on peut commencer à réconcilier tout le monde, s'exclama-t-elle en reposant l'assiette brusquement - manquant de peu de la casser. Des histoires de fantôme !
...
- Tu es sûre de ton coup ?
- Contente-toi d'allumer la cheminée, tiens. Tu verras bien !
Résignée, Erin se redressa pour aller chercher du bois sec dans la réserve. Trois grosses bûches et du papier journal sous le bras, un briquet dans l'autre, elle se dirigea vers l'imposante cheminée.

En rétrospective, le déjeuné n'était pas si gênant.
Enfin si, il l'était, mais par rapport au dîné c'était un super moment.
Aucun des trois vampires n'avaient pas particulièrement envie de rester dans les parties communes pour la soirée, mais à la mention d'histoire de fantômes, Ezio s'était retourné d'un coup.
- C'est une excellente idée, dit-il avec un sourire presque carnassier en regardant Neal qui semblait déjà chercher un moyen de s'enfuir.
- Je suis pas sûr, tenta de se justifier son ami.
- Si, si, c'est une super idée, allez viens t'asseoir, renchéri Sammy en le poussant vers l'un des canapés.

Scarlett rayonnait face à la réaction des deux vampires ; ayant rejoint Erin, qui venait tout juste d'allumer son briquet et commençait à faire s'enflammer le journal, elle vint s'asseoir non loin du canapé.
- Tu vois bien que c'était une super idée !
- Attends de voir comment ça se passe avant de triompher, répondit-elle laconiquement, refermant les grilles de fer avec une expression lasse. Puis, plus bas : "et puis, tiens Creepy loin de Sammy. On ne sait jamais."
Levant les yeux au ciel, la petite démone se jucha sur l'accoudoir du gros fauteuil où était assis Creepy, en profitant pour glisser son bras sous le sien et poser sa joue contre son épaule.
Ne restait que le canapé ; Erin s'y assit, tentant de laisser un maximum d'espace entre Neal et elle-même.
- Si personne ne veut se porter volontaire, je veux bien commencer, fit Scarlett avec un petit sourire.

Allez savoir comment, les bougies étaient également allumées ; avec le foyer, la luminosité faible du salon se prêtait tout particulièrement à des histoires.

L'air peu rassuré, Neal jeta un coup d'oeil à Ezio qui, assis en tailleur sur l'un des fauteuils regardaient les flammes commencer à ronger les bûches.
Le manque de luminosité ne le mettait pas à l'aise, et même la truffe de Buck contre l'une de ses mains ne le rassura pas plus que ça.
Ces deux idiots savaient qu'il avait peur des histoires de fantômes, et pourtant, il l'avait trainé dans ce traquenard. S'il se réveillait en sursaut pendant la nuit, ça serait Ezio qu'il irait faire chier en priorité.
- Vas-y, commence, encouragea Ezio avec un grand sourire, insensible à l'air maussade de Neal.

Scarlett avec un sourire espiègle s'éclaircit la gorge avant de commencer d'une voix plus basse qu'à l'accoutumée :
- C'est une histoire assez courante du côté démon, qui a pris naissance au sein de la guerre précédant la nôtre, il y a quatre cent ans de cela.
Les flammes jouant de leur reflets dans ses yeux bleu ciel, sa cicatrice sombre forçant un sourire sinistre sur son visage, elle continua :
" A cette époque, on se battait autant avec des flèches qu'avec des épées - et il y avait une pratique malsaine, qui était de couvrir le métal des pointes de poison... Ce fut la première et la dernière fois qu'une telle tactique fut employée - et pour une bonne raison !"
"Car dans le folklore local, il est dit que chaque personne est accompagnée d'un esprit - un esprit qui peut se mettre en colère quand 'leur' protégé est mis en danger. Ces esprits seraient, selon certains, des ancêtres bienveillants - d'autres aiment dire que ce sont des restes corrompus de la colère et de la peine que les mourants laissent derrière eux..."
Les ombres semblaient s'allonger au fur et à mesure qu'elle racontait son histoire ; Erin se réinstalla, les yeux rivés à son amie.
" Et quand les esprits virent les ennemis de leurs protégés périr de façon déloyale, sous des flèches fourbes et les faisant périr pour des heures durant d'agonie, ils devinrent furieux. Selon la légende, lors de la dernière bataille, une atmosphère plus lourde que le plomb planait sur le champ... Les esprits prirent possession des ombres de leurs opposants, et sous leur pouvoir, les doigts devinrent griffes d'acier, les bouches s'ouvrirent pour révéler des crocs gigantesques. Il est dit qu'après avoir ressenti un vent glacial les pénétrer jusqu'à l'os, ils périrent sans laisser de sang derrière eux ; ils s'éclipsèrent, devinrent ombre eux-mêmes, ou poussière, selon les sources... Bref, ils disparurent."
A cet instant, une bise glaciale parcourut le salon ; le feu vacilla, pétilla de protestation avant de se rétablir faiblement.
- ... Mais il est dit depuis que chaque combattant traîne derrière soi une ombre en quête de revanche, de justice. Et si on leur déplaît... eh bien, d'un grand coup de vent, nous pouvons devenir à notre tour des esprits liés à tout jamais à quelconque étranger.

Silencieux, les trois vampires écoutèrent attentivement la démone. Un fin sourire étira les lèvres de Sammy qui jeta un regard à Neal, qui, figé, semblait essayer de se faire tout petit sur son côté de canapé.
Excellente idée, vraiment.
Seulement, peut-être était-ce l'atmosphère de la pièce, la présence d'anciens ennemis à quelques mètres de lui, ou bien la fatigue, mais Sammy sentit un léger frisson lui remonter la colonne vertébrale alors qu'il imaginait des ombres sanguinaires, terrassant en un claquement de doigts un bataillon entier.
L'idée même de disparaître sans rien laisser derrière soi lui retournait l'estomac.
Non, c'était définitivement la fatigue.
Ezio applaudit doucement l'histoire de Scarlett, tendant la main pour secouer Neal qui, surpris, sursauta si fort que Buck se redressa d'un coup.
- Sympa comme histoire, pour commencer, sourit le vampire blond en attirant Buck vers lui, amusé de la réaction. Mais je pense que je peux faire mieux.

Silencieuse, Erin se mordit les lèvres quand un frisson lui parcourut l'échine et faillit lui faire claquer des dents. Elle se frotta doucement les bras et jeta un coup d'oeil à Neal : il était déjà figé, les yeux agrandis par la peur. Elle aurait bien aimé pouvoir le rassurer, mais comment.
Non loin, Scarlett s'esclaffa en entendant l'affirmation d'Ezio.
- Encore mieux ! Je t'en prie, prouve-le donc, répliqua-t-elle, une lueur à la fois amusée et intriguée dans les yeux.

Ezio se redressa sur son siège, regardant tour à tour Sammy, assez peu secoué, au final, par ce qui venait d’être dit, et Neal, déjà bien effrayé.

- Il y a bien longtemps, près d’Ellberg, se trouvait un hôpital. C’était un bâtiment massif et imposant, le genre qui intimide quand on rentre dedans. Somme toute, c’était un hôpital normal. On y rentrait et on y sortait – la plupart du temps en meilleur santé. Seulement, une aile de cet hôpital était interdite au public, l’accès, strictement régulé, les rumeurs, étouffées dès qu’elles franchissaient les frontières de l’hôpital.
- On raconte que dans ce secteur, on y pratiquait des expériences étranges. Les médecins jouaient avec les limites du corps, de la résistance de leurs patients – du moins assez pour les faire hurler de douleur, selon les résidents normaux de l’hôpital qui, réveillés dans la nuit par ces cris, ne dormaient plus que d’une oreille.
- Un jour, l’un des médecins décida de tenter une expérience plus dangereuse que les autres. Il voulait savoir jusqu’où le sang pouvait transformer un vampire, jusqu’où pouvait-on pousser les limites. Une nuit, aidé d’une infirmière, il se faufila dans l’une des chambres, observant chacun des malades. Il jeta alors son dévolu sur un vampire déjà condamné par la syphilis. Le corps disloqué, défiguré par la maladie, le pauvre homme ne remarqua même pas qu’on le changeait de chambre.
- Une fois à l’abri, dans cette aile cachée de l’hôpital, le médecin demanda à l’infirmière de donner son sang. Il en rempli des verres entiers qu’il fit boire à l’homme, de force. Menotté aux barreaux de son lit, le patient ne put que boire, encore et encore pour ne pas s’étouffer.

Il marqua un temps d’arrêt. Sammy avait froncé les sourcils, Neal s’était renfoncé dans un coin du canapé.

- En premier lieu, l’expérience fonctionna. La maladie de l’homme sembla régresser, disparaître au fur et à mesure des gorgées, ne laissant que de grandes cicatrices blanchâtres sur sa peau déjà malmenée. Une réussite, pourrait-on dire.
- Seulement … Le sang est une drogue, le sang est un poison, et une fois commencé, il est très difficile d’arrêter. Le patient était certes guéri. Mais il avait soif, dorénavant. Il tira sur ses liens, criant, tentant de mordre le médecin. Vu son état de faiblesse, il n’aurait pas dû réussir à s’échapper. Et pourtant, le sang l’avait tant revigoré qu’il tira, força sur ses muscles, grognant comme un animal.
- Les liens finirent par céder, il se jeta sur le médecin, le mordant à la jugulaire sans pitié. L’infirmière tenta de s’enfuir, mais ses réflexes furent trop lents. Le patient, désormais incontrôlable, la rattrapa et lui fit subir le même sort. Mais la soif ne s’apaisait pas. Au contraire, à chaque gorgée elle devenait plus forte.
- On raconte que le patient massacra l’aile entière, tuant sans distinction malades comme médecins. Son corps devint difforme, monstrueux. Ses membres s’étaient allongés, ses crocs dépassaient de sa mâchoire, ses pupilles n’étaient plus réduites qu’à deux fentes. Ivre de sang, il se retrouva bientôt seul.
- La soif ne s’était toujours pas apaisé. Elle devenait dévorante et douloureuse. Acculé, l’homme finit par se dévorer lui-même, rongeant ses bras et ses jambes jusqu’à ne plus pouvoir bouger.
- La légende dit que son esprit, encore assoiffée de sang, incapable de trouver le repos, hante toujours l’hôpital, désormais abandonnée. Les rats qui osent venir s’installer finissent vider de leur sang, et parfois, à travers les fenêtres, on peut apercevoir la silhouette monstrueuse de l’ancien patient, toujours à la recherche de sang pour étancher sa soif.

Au début de l'histoire, Erin avait penché la tête, curieuse d'enfin apprendre davantage sur les effets du sang pour un vampire. Seulement... Eh bien, cette idée d'une créature difforme et monstrueuse aux capacités physiques continuellement augmentées était plutôt effrayante.
Elle frissonna légèrement à l'idée d'avoir affaire à une telle chose, surtout une fois dématérialisée. Scarlett, elle, assise-allongée sur les cuisses de Creepy et les jambes par-dessus l'accoudoir, avait relevé la tête pour mieux entendre.
- Pas mal non plus, j'aurais pas aimé y faire affaire, fit la démone, alors que le feu faisait craquer les bûches et que l'atmosphère s'était considérablement alourdie. Erin, ça serait pas à ton tour ?
Son amie sursauta légèrement, surprise et gênée d'avoir d'un coup l'attention des autres sur elle.
- Eh bien... J'aurais bien une histoire, commença-t-elle, mais elle concerne ce manoir. Je ne suis pas sûre que ça vous aiderait à dormir.

Sammy s'était visiblement renfermé. Renfoncé dans le fauteuil, les bras croisés, il retint un nouveau frisson.
Ezio n'avait pas pu choisir cette histoire au hasard, il l'avait forcément fait exprès. Et même si Sammy savait qu'il n'était pas assez addict pour se transformer en monstre, l'idée même était suffisante pour le mettre mal à l'aise.
Neal avait attrapé un coussin et le serrait contre son torse. Il n'allait pas dormir de la nuit.
Creepy, une main posée sur l'épaule de Scarlett, sourit légèrement.
C'était une bonne histoire, force était de le reconnaître. Quoiqu'un peu farfelu. Il ne pouvait croire que le sang serait assez puissant pour guérir d'une telle maladie, et pour transformer quelqu'un à ce point.
- Non, vas-y Erin, ça mettra un peu plus dans l'ambiance.

Erin eut un petit sourire, et inclina la tête.
- Dans ce cas...
Se redressant, glissant une mèche rebelle derrière son oreille, elle promena un regard pensif sur ses environs. Il était onze heures du soir ; le vieux parquet bruisselait déjà, et le vent soufflait fort contre les vitres. En somme, les circonstances s'étaient rejointes pour donner l'atmosphère idéale à une histoire effrayante. Elle ferma les yeux et prit sa plus belle voix, basse et un peu voilée par les cigarettes fumées plus jeune.
- C'est une vieille histoire, qui remonte à peu d'années après la construction du Manoir. Le marquis de Norfolk l'avait fait construit pour sa femme, affectée par la lèpre, dans une époque où l'on croyait que les conditions héréditaires étaient causées par des malédictions. Fou d'amour, le vieil homme pensait qu'en s'isolant des villes polluées dans leurs morales comme dans leurs miasmes, il pourrait au moins prolonger la vie de la jeune femme.
Elle marqua une pause. Tout autour d'eux, les faibles bougies vacillaient sous les courants d'air, allongeant les ombres de leurs silhouettes jusqu'à les faire se fondre dans le noir.
- ... Mais cela ne fut, bien sûr, pas suffisant, et l'amour que le marquis croyait lui porter ne survécut pas à la progression de la maladie. Sa peau claire s'était recouverte entièrement d'énormes plaies... qui, au fil des semaines, se transformèrent en d'affreux trous nécrosés, exudant autant une odeur de mort qu'une apparence proprement dite horrifiante. Elle finit par perdre ses orteils, ses doigts. Elle ne pouvait marquer qu'avec des béquilles, recouvertes de pansements, de bandelettes de gaze qui camouflaient son visage enflé et troué. On dit que son nez et que ses oreilles tournèrent au noir ; que sous les bandelettes, il ne restait qu'un grand amas de chair boursouflée, moitié morte moitié à l'agonie.
Pause. On aurait cru pouvoir entendre des pas au dessus de leur tête. Des pas singuliers : toc-pom, toc-pom, un pied puis une béquille.
- Ne pouvant plus qu'à peine respirer, source d'effroi pour les serviteurs, de dégoût pour son mari, désespérée, elle finit par mettre fin à sa vie... elle se jeta dans les escaliers une nuit d'orage comme celle-ci, se fracassa le crâne à l'angle d'une marche de pierre, juste ici.
Et, d'un geste solennel, Erin pointa les escaliers à quelques mètres d'eux, entre le salon et les cuisines.
Pause. Le vent hurlait, tapait aux vitres. On aurait pu croire des mains tambourinant aux fenêtres.
- Depuis, systématiquement, tout le monde séjournant ici ou presque raconte avoir senti une présence refroidissant les pièces partout où elle va, remplissant les halls vides de sanglots fantôme ; certains voient même une figure pâle dans les couloirs ou l'entendent boîter quand ils tendent l'oreille.
Et... Les plus malchanceux, on dit, peuvent voir son visage défiguré dans les miroirs quand il est passé onze heures du soir. Quand cela arrive... eh bien, il est dit que son esprit rongé par la honte s'attachera aux pas du voyeur dans l'espoir de se venger. D'éradiquer quiconque a eu le malheur de la voir, afin de préserver un honneur perdu il y a de là des siècles.
Silence - ponctué du vent, qui semblait être une voix humaine, hurlant à l'extérieur.
- Ainsi, si vous vous réveillez paralysé cette nuit, ou bien si vous ressentez un poids sur votre poitrine, tentant de vous étouffer, ce sera peut-être la faute de la marquise de Norfolk, compléta-t-elle.

Quelle mauvaise idée d'avoir accepté d'écouter ses histoires de fantômes, se disait Neal.
Sans hésitation, il aurait donné la médaille à Erin - un point bonus pour la location de l'histoire, le manoir-même.
Il frissonna de nouveau, jetant par réflexe un regard vers l'endroit qu'Erin avait désigné, l'endroit où la femme se serait tuée, avant de scruter le reste de la pièce, plongé dans la pénombre.
- Charmant, commenta Creepy, en retenant un rire, amusé par l'air effrayé de Neal. Le temps aide bien aussi.
Le vent n'avait pas cessé de hurler, et le cabot de l'un des vampires s'était même levé pour aller fixer la porte, se sentant peut-être le devoir de protéger le manoir contre un possible intrus ... Ou la marquise de Norfolk elle-même.
- Oui, c'est une bonne histoire, approuva Ezio en se frottant les bras par réflexe, rêvant un courant d'air glacé qui lui donnait envie de se rapprocher du feu.

- J'avoue que là, le manoir lui-même a l'air d'avoir voulu t'aider. Le parquet a pas arrêté de grincer pendant ton histoire, j'ai cru que c'était des pas au début ! rit Scarlett, une main dans celle de Creepy et l'autre se balançant doucement dans le vide.
- Faut croire que cette maison m'aime bien alors, répliqua Erin en souriant. Je suis contente que ça vous ait plu, mais c'est pas exactement inventé de toutes pièces non plus, alors je vous conseille de pas trop regarder dans les miroirs la nuit...
Clin d'oeil. Pourtant, elle-même devait admettre qu'elle y croyait encore ; une nuit, elle avait vu...
Elle ne préférait ne pas y penser.
A la place, elle se tourna vers Neal recroquevillé dans son coin, un coussin dans les bras.
- Désolée que tout ça t'effraie autant. La prochaine fois, on racontera des histoires un peu plus plaisantes, avec un bon chocolat chaud autour du feu, ou quelque chose de la sorte.